L’idée globale
La surveillance de la population est un enjeu datant probablement d’aussi longtemps que la civilisation. Au nom de la préservation de l’État et de la sécurité, les gouvernements surveillent leur population, que ce soit pour pénaliser les actes illégaux, prévenir les débordements ou même pour limiter leurs opposants politiques. À titre d’exemple, un corps policier est assurément déployé pour surveiller des manifestants et préserver l’ordre et la loi.
Des siècles ont passé. Aujourd’hui, la surveillance est dans notre proche, sur notre poignet et dans l’auto. Les géants du web l’ont compris au début du millénaire; nos données valent de l’or. Facebook, Google et récemment OpenAi ne vous chargent rien pour utiliser leur service principale, et pourtant, ils sont bien loin de faire de la charité. La valeur des données n’a fait qu’augmenter avec l’intelligence artificielle, qui permet d’articuler ces données massives pour répondre à des objectifs précis. Pensons notamment à la reconnaissance faciale pour identifier une personne dans une foule ou à l’analyse prédictive pour prévoir le comportement d’un individu. Qu’on le veuille ou non, ces nouvelles technologies augmentent le potentiel de surveillance citoyenne.
Bottom line: La surveillance de masse pose une menace pour la démocratie, et plus précisément, pour la décentralisation du pouvoir.
Le principe de décentralisation du pouvoir ne date pas d’hier. En 1840, dans l’ouvrage iconique De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville identifiait déjà la décentralisation du pouvoir comme étant un mécanisme essentiel pour entretenir une saine démocratie. Pour en comprendre l’importance, il faut revenir aux fondations. La démocratie est née d’un désir d’égalité, le rêve d’un monde aux opportunités équivalentes pour chacun. Quand la démocratie a renversé l’aristocratie, le pouvoir s’est élargi, passant des mains de l’élite à l’ensemble des citoyens.
Lorsque la participation citoyenne est stimulée au sein de l’État, l’engagement politique y est décentralisé.
Inversement, la centralisation du pouvoir implique qu’une classe étroite de la population (les gouvernants, par exemple) détient l’essence du pouvoir. L’activité politique y est restreinte à un groupe social désigné, laissant le reste à l’impuissance. Or, la saine démocratie est à la fois dynamique et participative. Dans un climat démocratique favorable, le citoyen s’implique par des associations de tout genre (pour l’environnement, l’égalité des sexes, la défense du droit des animaux, etc…) et par l’affiliation à une multitude de journaux qui défendent des idées divergentes (liberté de presse). C’est ce qu’on considère comme étant une décentralisation du pouvoir, parce que chaque individu possède dorénavant une plus grande influence sur le monde qui l’entoure. La participation est accessible à tous.
Maintenant, en quoi la surveillance pose une menace au principe de la décentralisation? Fondamentalement, parce qu’elle est employée pour consolider le contrôle du pouvoir.
D’abord, les données de « surveillance » n’appartiennent pas à l’individu. Au contraire, elles sont centralisées dans les grandes entreprises en technologie. Le scandale de Cambridge Analytica est une démonstration du pouvoir qui repose dans les mains d’un géant comme Facebook. Les données personnelles d’environ 87 millions d’utilisateurs ont été exploitées dans le but d’influencer la campagne électorale de Donald Trump en 2016[1]. Un seul candidat, avec l’accès au profil psychographique de millions d’électeurs. Son équipe de campagne avait l’opportunité de cibler un individu, d’explorer ses données motivationnelles et d’influencer ses perceptions. Ensuite, si un regroupement social (mis en commun par des profils semblables) est défavorable au candidat en question, une campagne de promotion peut être entreprise pour les réduire au silence. Une stratégie qui a d’ailleurs été employée pour cibler 3 millions d’Afro-Américains et les dissuader de voter, durant la même élection[2]. Outre la manipulation de l’opinion publique, la surveillance instaure un climat de contrôle où l’individu est limité dans son élan personnel. Évidemment, il est plus facile de chanter seul dans son salon que devant des inconnus, et il en est pareil pour nos opinions politiques et nos idées en générales. La surveillance favorise l’inertie citoyenne et la soumission au gouvernement, car le sujet (le citoyen) est observé, analysé et jugé pour ses actions. Ayant le sentiment d’être surveillé, il est difficile, voire dangereux, pour une personne d’exprimer son mécontentement envers l’autorité, car elle craint d’être réprimandée.
En somme: la surveillance peut être utilisée pour contrôler l’opinion publique et limiter l’opposition au pouvoir. Ces facteurs, lorsqu’ils sont réunis, contribuent fortement à centraliser le pouvoir politique et la prise de décision dans les mains d’un nombre limité d’acteurs, soit ceux qui surveillent.
Mes pistes de solutions poursuivent, vous l’aurez deviné, la décentralisation du pouvoir dans l’univers des technologies. Cette thématique existe déjà et gagne en popularité, mais en quoi cela consiste? Essentiellement, les utilisateurs prennent le pouvoir sur leurs données et leurs transactions, ils deviennent propriétaires de leur « identité numérique ».
Les solutions techniques sont nombreuses. Prenons l’exemple d’Aleph[3], un protocole qui permet de stocker ses données personnelles et même d’opérer des applications à partir d’un service-logiciel complètement décentralisé. Les données demeurent la propriété exclusive de l’utilisateur (User-owned data). Ce genre de service substitue des services centralisés comme ceux d’Amazon (AWS) et Google Cloud, par exemple. Le même concept existe pour les transactions financières (Decentralized Finance) et les médias sociaux (Lens Protocol[4]).
Bien entendu, ces alternatives sont méconnues du grand public, mais illustrent bien que si la technologie a le pouvoir de renforcer des injustices, elle peut aussi alimenter le changement et permettre aux citoyens de reprendre leur pouvoir. Par conséquent, avant même de proposer des solutions techniques (qui viendront toujours), la première réalisation consiste à éduquer la population. Avant d’utiliser Signal pour la messagerie cryptée ou Tor pour la navigation privée, le citoyen doit prendre conscience de l’étendue de la problématique de la surveillance, pour le bien de sa vie personnelle et de la vie en société. L’ingéniosité humaine est sans limites pour offrir des solutions techniques et concrètes pour se protéger et répondre à nos préoccupations.
Il faut se demander, si la technologie peut nuire à la démocratie, comment peut-elle la servir?
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MÉDIAGRAPHIE:
[1] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/04/04/cambridge-analytica-87-millions-de-comptes- facebook-concernes_5280752_4408996.html consulté le 23 mars 2022
[2] https://siecledigital.fr/2020/09/29/cambridge-analytica-trump-noirs-americains/ consulté le 24 mars 2022