Le monde de l’éducation est confronté à une véritable crise de la connaissance. Parmi les enjeux d’importance, il y l’effet du réductionnisme; une menace majeure à l’épanouissement du savoir. Pour entamer cette réflexion, je vais présenter le réductionnisme dans son contexte actuel, établir sa relation avec la crise de connaissance et finalement statuer l’importance de s’y opposer.
L’idéologie réductionniste consiste à résoude « intellectuellement» des phénomènes complexes par une causalité ou une explication simple, notamment par l’usage de sous-représentation et de généralisation. La force du réductionnisme, c’est qu’il propose un modèle de compréhension accessible. Par une association d’idées, on accepte que nous sommes arrivés à la finalité d’une compréhension. On retient une idée générale qui s’applique presque invariablement. La réflexion en profondeur prend une valeur superflue, car la vérité se trouve là et s’explique par des « évidences » à l’apparence logique. Dans un monde de l’hyper-productivisme, le citoyen moyen manque de temps pour traiter les nuances et demande un raccourci. Il souhaite une information catégorique et rapidement assimilable. Kundera l’exprime avec justesse dans cet extrait:
« L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables, car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre »[1].
Comme c’est le cas pour la démagogie, le réductionnisme est populaire, car les convictions apportent une sécurité alors que l’étude de l’inconnu requiert un courage hors-norme.
Ce n’est pas trop clair? Voici quelques exemples modernes de réductionnisme:
- Nous en avons eu l’exemple avec nul autre que premier ministre du pays, lorsqu’il a affirmé, sur un plateau de télévision, qu’un bon nombre de non-vaccinés étaient « des extrémistes, des misogynes et des racistes ». Il faut reconnaître qu’une telle généralisation ne s’appuit pas sur des études et se rapporte davantage à une incitation à la haine qu’à une dénonciation de celle-ci.
- Dans la bouche des féministes, lorsqu’ils emploient l’expression “men hate women”. Assurément, le mouvement féministe porte une cause essentielle au progrès social, et fondamentalement juste, en poursuivant l’équité entre les genres. En revanche, lorsque l’attitude devient sectaire, vous êtes comme-ci et nous sommes comme-ça, cela s’inscrit dans une dynamique de compétition plutôt que de collaboration. À écouter certains activistes, c’est à se demander si l’objectif serait de généraliser le sentiment de honte chez l’homme plutôt que d’honorer le rôle de la femme dans la construction d’une société! Évidemment, la critique du patriarcat et autres mécanismes discriminatoires doivent être poursuivi, mais cela peut être se faire sans l’emploi de généralisation totalitaires. En d’autres mots, que l’idée portée soit de s’élever sans systématiquement diminuer l’autre.
- Autant dans le discours de la droite conservatrice que dans celui des progressistes de gauches. D’une part, on résume le capitalisme à l’exploitation, et de l’autre, on réduit les gauchistes à des illusionnées. Dans les deux cas, la stratégie est la même: on appose des étiquettes, on généralise, on parodie, on discrèdite. Pour en apprendre davantage sur l’utilisation « étiquette » pour généraliser un individu, je vous encourage à lire mon article qui résume l’oeuvre d’Amin Maloof. Portrait: les identités meurtrières
Le réductionnisme est omniprésent à notre mode de vie. Au cœur du pays développé, il y a un effet d’utilité à généraliser des concepts et porter un jugement rapide, car nous sommes constamment sollicités par l’environnement immédiat. Nous sommes pressés par la vie et nous voulons agir rapidement et de façon efficace.
En éducation, cela se traduit par une matérialisation de la connaissance. Par exemple, pour la société de consommation, un étudiant en philosophie « perd son temps » sur des concepts abstraits qui ont peu de valeur matérielle. L’amour de la connaissance comme une fin en soi paraît absurde. Dans l’imaginaire collectif, l’apprentissage se doit d’avoir un objectif spécifique et mesurable, comme un salaire ou un titre officiel. La connaissance est un moyen, pour obtenir un diplôme, récolter une promotion ou profiter d’une réputation. On demande à l’étudiant de philosophie ce qu’il va faire, une fois ses études terminées, plutôt que de lui demander l’influence de la philosophie dans sa vie. À cet effet, Jacqueline De Romilly souligne avec justesse une conséquence de cette matérialisation pour la connaissance de soi :
« Et puis aussi, certainement, le matérialisme régnant tourne plutôt notre esprit vers les réalités pratiques et les avantages matériels et nous empêche d’observer la complexité même de notre vie intérieure. »[2].
Par son exercice, la philosophie explore des questions personnelles et d’ordre métaphysique où le réductionnisme est d’autant plus insuffisant. Il est contraire à l’idéologie réductionniste de reconnaître le mystère infini de la nature et par le fait même, l’ignorance humaine. Le réductionnisme contribue à la crise de l’éducation en donnant un rôle proprement utilitaire à la connaissance.
Celle-ci doit servir une finalité précise, elle augmente la productivité et facilite la vie. Elle encourage des réponses brèves et sans équivoque, car elles sont les plus pratiques. L’adage traditionnel : « Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple? » prend tout son sens à l’ère du numérique et de l’instantanée. L’information se trouve au bout des doigts, à un tel point qu’on ne cherche plus à la valider. Malheureusement, les raccourcis que l’on prend pour avoir une réponse préétablie nous distancent de l’art d’apprendre.
En bref: le réductionnisme a pour exercice principal d’expliquer le monde qui nous entoure par des procédés d’associations simplifiés. Par une suite de déduction, on évite une exploration rigoureuse et l’on obtient une réponse à l’apparence logique et suffisante. Ce qui importe, c’est la destination, soit une réponse simple, sans équivoque et pratique en utilisation.
Pour le bien de la connaissance, on doit s’opposer à ce type de pratique. En accordant une obsession pour la réponse englobante et autosuffisante, on néglige le questionnement scientifique et la découverte de nouveaux problèmes à résoudre. Cette phrase, formulé par De Konick, résume bien cette idée :
« Tout progrès scientifique dépend de la transformation d'une réponse en question. »[3].
Le réductionnisme place un frein à la créativité, dimension trop souvent oubliée, mais essentielle au progrès scientifique. Lorsqu’on réduit des phénomènes complexes à des explications machinales et techniques, on néglige la vue d’ensemble et le dynamisme d’un système donné. Les vérités absolues posent un obstacle à l’exploration, essentiel pour enrichir la connaissance. À l’opposé, il ne fait aucun doute que l’essor ou le renouveau de la connaissance doit passer par l’émerveillement et par le désir d’apprendre chez l’étudiant. Pour y parvenir, l’étudiant doit avoir un rôle actif dans le processus d’éducation, en questionnant les idées reçues et en y engageant sa propre pensée.
Pour conclure, le réductionnisme est à contre-courant de ce mouvement de l’étudiant vers le potentiel encore inexploité du savoir humain. J’aimerais ajouter qu’avec des enjeux modernes comme les changements climatiques, le monde a besoin de la contribution d’esprits créatifs et d’une connaissance dynamique, pour trouver des solutions originales aux défis d’aujourd’hui et demain.
[1] KUNDERA, Milan, L’art du roman, Gallimard, Paris, 1986, pp. 13-24 ; 191-198.
[2] DE ROMILLY, Jacqueline, Le trésor des savoirs oubliés, Fallois, Paris, 1998, pp. 7-22.
[3] Thomas De Koninck, Module 7 : le défi de l’enseignement, Faculté́ de philosophie, Université Laval